Philosophie du jeu vidéo

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Ce que j'ai appris enfant en jouant à Warcraft II

Lorsque j'étais enfant, je jouais à Warcraft II sur PC. Pour ceux qui ne connaissent pas ce titre, il s'agit d'un jeu vidéo de stratégie en temps réel (tout comme Age of Empires par exemple): il est nécessaire de récolter des ressources, construire des bâtiments et créer des unités militaires afin de terrasser son adversaire.

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Interface de Warcraft II.

J'ai deux anecdotes à raconter à propos de ce jeu, deux prises de conscience que j'ai eues étant enfant.


La première, c'est qu'à l'époque, plutôt que d'optimiser ma façon de guerroyer contre l'adversaire contrôlé par l'ordinateur, je m'amusais à créer de jolies villes bien organisées (tout en continuant de batailler contre l'ennemi). Je me suis alors rendu compte de quelque chose: c'était uniquement après avoir déjà construit ma ville, c'est-à-dire en fin de partie, que je comprenais quelle était en fait la manière idéale dont j'aurais souhaité la bâtir. Parce que j'avais alors connaissance du contenu de la carte, de mon adversaire, des bâtiments et unités qui étaient disponibles, mais aussi tout simplement parce que j'apprenais les mécaniques de jeu au fur et à mesure. Je venais à mon insu de trébucher sur l'idée philosophique suivante:

Il est d'abord nécessaire de parcourir un chemin de manière sous-optimale afin de pouvoir comprendre a posteriori quel était le chemin optimal.

Durant mes études des années plus tard, j'allais retrouver ce principe en mathématiques et en intelligence artificielle: pour parvenir à comprendre comment résoudre un problème complexe, il peut être très éclairant de d'abord tenter de résoudre un problème moins complexe, ou encore de trouver une ou plusieurs solutions sous-optimales.

Mais j'aillais également retrouver à ma grande surprise cette pensée chez Descartes :

{...} il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu'ils auraient été si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par elle. Il est vrai que nous ne voyons point qu'on jette par terre toutes les maisons d'une ville pour le seul dessein de les refaire d'autre façon et d'en rendre les rues plus belles {...} René Descartes, Discours de la méthode (1637)

Il y a ici comme un constat d'imperfection inhérent à l'apprentissage humain: tout au long de notre vie, en particulier pour les domaines dans lesquels nous sommes peu expérimentés, il nous est nécessaire d'entreprendre alors même que nous avons rarement la compréhension et l'expérience qui nous permettraient d'éviter les erreurs. L'action agit donc comme un révélateur qui nous permet de comprendre, une fois l'action passée quelles ont été nos « erreurs ».

Ce mécanisme d'apprentissage fonctionne très bien pour les actions qui peuvent être répétées, car alors notre expérience nous permet d'éviter de réitérer les mêmes erreurs dans le futur. Par exemple, si j'apprends à cuisiner un plat, je peux préparer ce plat plusieurs fois et le perfectionner. En revanche il y a dans la vie toutes sortes de décisions et projets ponctuels qu'il est difficile de reproduire. Pour ces cas-là, cette formule d'apprentissage prend une tournure paradoxale: il faut agir pour comprendre comment nous aurions dû agir, mais le processus complétant notre action, ce savoir ne peut plus être appliqué et devient donc relativement obsolète.

6.54 – Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l'échelle après y être monté.) Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus (1921)

Pour ces cas-là il conviendrait idéalement de pouvoir remonter le temps et recommencer ce que nous avions fait sur base de ce que nous avons appris. Ou bien comme dans l'exemple de Descartes, de défaire ce qui a déjà été fait pour rebâtir sur des nouvelles bases. Les lois de la physique et la nature humaine étant ce qu'elles sont, cela n'est généralement pas possible, ou pas pratique. C'est pourquoi chez certains écrivains, cette imperfection apparaît comme une fatalité, comme par exemple dans le poème Il n'y a pas d'amour heureux de Louis d'Aragon: Le temps d'apprendre à vivre / Il est déjà trop tard. En développement personnel et en entreprenariat au contraire, il s'agit plutôt d'un aspect qui est considéré positivement, avec un slogan rabaché et remâché : Il est impératif de se planter pour progresser.

Prendre conscience de cette impossibilité de remonter le temps pour corriger le passé, force à tolérer et à accepter l'imperfection dans la vie de tous les jours. En effet, l'écueil du perfectionnisme est la paralysie ou l'insatisfaction dès lors qu'une imperfection se présente. En poussant le raisonnement, on comprend que se joue ici le théâtre de la vie et de la mort : la vie est imparfaite mais est-ce que j'accepte quand de vivre ? Ma vie est imparfaite mais est-ce que j'accepte quand même de la vivre ?

Et l'on peut appliquer ce prisme générale à tous les aspects particuliers de nos vies, par exemple celui des relations : les autres sont imparfaits mais est-ce que j'accepte quand même d'entrer en relation avec eux malgré leurs défauts ? En effet, si je refuse l'imperfection des choses, des personnes, des situations, que je refuse de vivre ou d'agir, certes je me coupe de leurs défauts, mais la contrepartie c'est que je me coupe également de ce que la vie peut m'apporter de positif.

Ici, je fais toujours le lien avec la thermodynamique et la loi de l'entropie. L'entropie est une mesure du « désordre » de l'univers. Pour donner un exemple très concret, une chambre qui est en désordre a une plus grande entropie qu'une chambre bien rangée. Or, voici le paradoxe de l'entropie : si ma chambre est en désordre, je dois fournir de l'énergie pour pouvoir la ranger, c'est-à-dire diminuer son entropie. Or, si ma chambre est bien rangée, l'énergie que j'ai fournie pour la ranger n'est pas égale à l'ordre que j'ai créé : il y a des pertes d'énergie lors de ce processus car le rendement est imparfait. Cela fait qu'une partie de mon énergie n'a pas été convertie en « ordre » mais a été dispersée dans l'environnement. Ce que nous dit la thermodynamique, c'est donc que bien qu'il soit possible de créer localement de l'ordre, globalement, c'est-à-dire à l'échelle de l'univers, le désordre augmente sans cesse. Il y a donc une certaine vanité (au sens de « caractère de ce qui est vain ») inhérente à toute action.

Et cela m'amène à une grande question que je me pose souvent : est-ce que la vie, tout ce fourmillement, toutes ces tragédies et ces comédies, toutes ces souffrances et ces joies, tous ces efforts malgré le fait que la mort nous pende au nez, tout cela vaut-il finalement mieux que le néant ? Et quel est le sens de tout cela ?

À suivre...